Soudain, seuls – Isabelle Autissier
Publié le 3 Décembre 2015
La survie avant tout
Existe-t-il un homme sur Terre qui n’ait jamais rêvé ou, même plus sérieusement, envisagé, de tout laisser derrière lui afin de vivre une expérience intensément enrichissante, se libérant ainsi de la monotonie du quotidien, au moins pour un temps ? Rien n’est moins sûr. Seulement, entre la simple évocation d’un tel projet et sa réalisation, il peut survenir une incroyable palette d’événements, dont certains seront nécessairement susceptibles de rendre l’idéal impossible à atteindre. D’aucuns pensent qu’en cas d’incident malencontreux, rien ne sert de lutter afin de trouver une solution au problème et qu’il est préférable d’abandonner dès la première complication venue. Ce n’est pas le cas du couple formé par Louise et Ludovic, qui a décidé de mener son ambition à bien, et travaille d’arrache-pied pendant des mois en vue de faire le tour de l’Atlantique en bateau.
Isabelle Autissier démarre son récit par une journée qui « promet d’être sublime ». Mais elle se transforme en cauchemar pour le couple qui se retrouve bloqué sur une île déserte sans moyen de communiquer et forcé d’attendre l’éventuelle venue d’un navire scientifique. Munis d’une quantité restreinte de vivres, ils doivent donc s’organiser afin de survivre en dépit du froid, du vent, du manque d’abri et de nourriture. Leur combat « contre les milliers de kilomètres de désert liquide, contre la solitude, contre la mort » est décrit avec un réalisme effroyable qui rend l’intrigue aussi poignante que les personnages touchants et permet l’élaboration d’images visuelles précises, parfois formidablement dérangeantes. La succession systématique de minces espoirs et de cruelles déconvenues subies par nos Robinson les affaiblit peu à peu tant physiquement que psychologiquement, au point que leur relation devient tendue, voire déplorable. De violentes disputes éclatent au sujet de la responsabilité de chacun dans leur situation actuelle, de la façon de gérer leur piètre pitance, essentiellement composée d’eau chaude et de manchots dépecés. De denses et vibrants dialogues renforcent l’immersion dans un récit toujours plus captivant au fur et à mesure qu’il avance.
L’intensité du roman atteint son paroxysme au moment où Louise, d’ordinaire de nature fragile et timide, décide de partir chercher une supposée base scientifique à travers les glaciers et espère y trouver de la nourriture supplémentaire. Seulement, elle se résout à y aller seule et sans prévenir Ludovic, qui, selon elle, est trop diminué pour tenter le voyage. Elle quitte donc la base en pleine nuit, en abandonnant, en quelque sorte, l’homme de sa vie. À cet instant précis, son instinct de survie a pris le pas sur tout le reste : l’amour qu’elle nourrit pour lui, sa solidarité, sa bienveillance et même sa compassion envers lui ont été réduits à néant. Ce passage est empreint d’une rare puissance, car l’héroïne a pris une décision, ne peut plus faire machine arrière et devra répondre de ses actes jusqu’à la fin de sa vie.
Non content de nous divertir et d’éveiller en nous de nombreuses questions déontologiques, Soudain, seuls nous délivre une véritable leçon de vie, qui nous invite à ne réécrire le passé en aucun cas et encourage à se concentrer sur le présent pour influer sur le futur.
Delhio, 1S2