Page de journal d'un garde à la frontière

Publié le 19 Avril 2013

 

Ceuta, 13 octobre 2005

 

Je suis de nuit, ce soir. Mes compagnons et moi sommes recroquevillés dans l'abri du poste tant l'air dehors est glacial. Je ne sais pas si c'est le froid ou le vent qui engourdissent les feuillages mais tout est terriblement calme. Nous jouons aux cartes en fumant du vieux tabac payé moitié prix sur le marché. Je me prépare à passer une longue nuit à attendre. Attendre qu'un autre bateau clandestin ne sonne l'alarme et nous fasse affronter ce froid mordant.

 

L'horloge vient de sonner trois heures lorsque c'est le moment pour certains de prendre quelques heures de repos. Le camion avec de nouveaux hommes, tous reposés et en forme arrive. Je mets mon gros manteau et suit les autres à l'extérieur, délaissant les cartes éparpillées sur la table et nos cigarettes qui se consument. Je suis étonné par tant de calme, même la mer semble pétrifiée de froid, ou endormie. Nous accueillons les collègues qui arrivent, et saluons ceux qui partent.

 

Le camion redémarre et s'éloigne laissant échapper une fumée grise et une odeur d'essence. C'est alors qu'un mouvement et un cri brisent le silence de la nature et le notre avec. Je ne parviens pas à distinguer l'origine de ce cri lorsqu'une marée d'hommes, de l'autre côté, s'abat sur la grille. La mer semble avoir déversé des centaines de clandestins . Certains n'ont même plus la force d'avancer et son traînés par les autres. Ils ont la rage de vaincre et sont bien décidés à passer cette nuit.

 

Pour mes collègues et moi, c'est la panique. Notre commandant chef sort de sa cabine, et assiste, comme nous, au spectacle avant de nous hurler des ordres que nous ne percevons pas. Tellement transits par le froid et la stupeur, nous ne pouvons plus faire aucun mouvement. D'un seul coup, tout s'accélère, je sors mon pistolet de son étui et tire au hasard dans l'étendue du ciel, espérant une réaction du côté de l'armée en face de nous. Rien. Nos balles semblent ne jamais avoir été tirées.

 

Nous sommes dépassés. De l'autre côté, tout semble avoir été parfaitement orchestré, et chacun sait ce qu'il a à faire. Du nôtre, c'est le chaos. Nous avons été formés pour ça, en temps normal nous aurions réagi avec professionnalisme. Mais cette vue d'horreur me prend aux tripes et mon cerveau se bloque. Le commandant chef l'ordonne, il faut tirer.

 

Seulement je ne me sens pas prêt. Je ne peux pas. Un bon nombre de clandestins parvient aux sommets de la grille. Et la situation prend une toute autre tournure. Il y règne comme une ambiance de folie. Chacun tente de passer au détriment de l'autre. Certains se retrouvent piétinés et jetés au sol. Plus personne n'est dans aucun camp désormais. C'est l'adrénaline qui nous fait bouger. D'un geste brusque, je braque au hasard mon pistolet sur la masse en face de moi, et tire.

 

C'est à ce moment précis que je sais. Je sais que je vais tuer des maris, des pères, des enfants et des amis. Je vais tuer des semblables. Mais les ordres sont les ordres et l'homme est devenu gibier. Je tire trois balles dans la foule. Elle atteignent trois clandestins, trois Hommes, trois Frères. C'est l'instinct de survie qui prime.

 

Nous avons bloqué les forces ennemies un bon bout de temps. Lorsque que tout s'est enfin calmé. Au bilan, la moitié des Hommes d'en face ont pu passer au détriment des leurs, la plupart des autres sont morts, par nos balles ou leurs semblables et nous sommes maintenant face au reste de l'armée des clandestins, qui est vaincue. Nous nous occupons du côté administratif, identifions les victimes et les survivants. Nous estimons le nombre qu'ils étaient au départ (environ cinq cent), et ceux qui se sont échappés (deux-cent cinquante). Ceux qui sont morts (soixante-quinze) et le reste qui est là, devant nous. Le regard perdu et dépité.

 

C'était de la pure folie. Et je prends enfin conscience que stopper ces personnes qui affluent par la mer de l'autre côté du continent, ne fait qu'accroitre leur rage et leur détermination. Je suis paralysé, par la peur et l'étonnement. Plus aucun de mes membres ne répond, un de mes collègues me tire par le bras et m'entraîne à l'intérieur.

 

Nous nous retrouvons à l'endroit que nous avions quitté trois heures plus tôt. A l'exception faite que le jour s'est pratiquement levé, et que la nuit dans son départ a enveloppé le froid dans son sombre manteau et l'a emmené avec elle. Mon service prend fin dans une demi-heure. Je me laisse tomber lourdement sur la chaise où j'étais assis. Rien ne semble avoir changé. Le temps s'est suspendu à l'intérieur. Nos cartes sont dans la même position que lorsque nous les avions balancées et une odeur de tabac froid émane de nos cigarettes, dont il ne reste que des mégots et des cendres.

 

Fradin Dorine 1A (L)

Rédigé par Lettres

Publié dans #Eldorado 1ère A (L)

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