L'invention de nos vies, Karine Tuil, Grasset.

Publié le 27 Novembre 2013

 

 Le mensonge adoucit les moeurs 


 

Samir. Samuel. Deux hommes. Deux identités. Deux histoires.

L'un, à la tête du barreau New-Yorkais, est marié à la fille d'un des hommes les plus influents de la ville et jouit d'une certaine importance médiatique ; l'autre occupe un appartement délabré en banlieue parisienne, se dit écrivain et passe ses journées à se morfondre. L'un a un monde à ses pieds, l'autre peine à s'y accrocher.


L'un est musulman, l'autre est juif.


Ces deux hommes n'ont rien en commun, et pourtant leur histoire est liée à jamais. Liée par une amitié révolue, liée par une femme destructrice, mais surtout par un mensonge. En effet Samir Tahar doit l'ascension de sa carrière à une usurpation... Qui l'eût cru ? Sam Tahar arabe, Sam Tahar musulman ? Non, pour la vie médiatique de New York, Sami -comme on l'appelle- est né la Torah à son chevet. D'ailleurs, Sam, Sami, ce sont bien des diminutifs de Samuel, non ?


C'est à travers le récit de cette vie dont le fondement repose sur une imposture que Karine Tuil dévoile le parallèle idéologique et sociétal de deux mondes qu'un océan sépare : la France, et les Etats Unis. En effet, cette lecture dure, parfois dérangeante, révèle le miroir d'un monde occidental inégalitaire, bourré de codes sociaux, de corruption, de non-dits et de discrimination. Ainsi, vous êtes respecté/admiré/aimé en tant que juif, mais pas en tant que musulman. Ainsi, une femme a statistiquement plus de chance d'être promue en préférant les jupes aux pantalons. Ainsi, un Samuel serait sûrement choisi face à un Samir. Ainsi, les riches/beaux/occidentaux exercent une hégémonie tacite sur le monde du travail, et sur le système en général. Oui, ce système si moderne ! Si remarquable ! Idéal ! Ce système où pourtant "il faut mordre après avoir été mordu, trahir après avoir été trahi, où il faut avoir de la chance, du pouvoir, ou les trois". Où le bonheur semble reposer uniquement sur la réussite sociale. "Réussir... Réussir... cet idéal social hallucinatoire ! Cette ambition grotesque !". En exposant le reflet de deux vies brisées qui courent après la promesse de cette réussite, l'auteur dépeint la vision d'une France où la marginalisation conduit au néant. Au-delà de cette critique, au fil des pages se dessine une histoire d'amour passionnée, où la genèse d'un triangle amoureux voué à l'échec permet à l'auteur d'exacerber une des préoccupations phares des gouvernements occidentaux d'aujourd'hui.


Karine Tuil,"écrivain à la langue heurtée, aux phrases destructurées, dont les mots s'enchaînent avec une puissance qui emporte tout, saccage ce qui était pur, ébranle ce qui était calme", dévoile ici un livre à l'écriture crue, oppressante, opprimante, où le pessimisme omniprésent s'oppose à l'utopie d'un monde multiculturel et tolérant... En quelques mots, une oeuvre brutale, actuelle et provocante.

 

Enna, 1L

Rédigé par Lettres

Publié dans #Critiques littéraires - Goncourt 2013

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